Transcription
[1 r] Lettre de M de Condorcet à M. Viellard, avocat, membre du district des Filles S.t- Thomas, et qui a pris La defense des Colonies, relativement à l’abolition de la traite des Noirs. Dattée du Dimanche 28. mars 1790.
M.
Le jour même du décrét qui a consterné ou indigné tous ceux pour qui l’humanité n’est pas un vain nom, et qui ont quelque légére idée du droit naturel, on a mandé M. Brissot de Warville à son district pour lui faire rendre compte du crime qu’il avoit commis en s’élevant contre le trafic infâme et barbare qu’on appelle la traite, ou contre la compagnie en faillite qu’on appelle la Caisse d’Escompte : et vous Monsieur, vous qui vous etes donné pour un ami de la liberté, pour un apôtre de l’humanité, vous vous étes joint a ses ennemis.
J’ignore si M. l’ancien Président fait lui-même des libelles contre les amis des noirs, ou s’il réimprime seulement ceux dautrui, je n’ai pu achever aucune de ces dégoutantes brochures inspirées par un orgeuil feroce et plus par la Basse avidité, mais un homme qui s’est rendu l’apologiste du crime, ne devoit pas vous avoir pour defenseur.
L’idée que nous devons notre liberté a la Caisse d’Escompte, n’est qu’une plaisanterie que personne ne peut prendre serieusement, M. de Warville à rempli son devoir de citoyen en disant son avis sur cette caisse : ceux qui sy interessent lui doivent des remercimens pour l’avoir dit avec moderation ; et jai vu avec peine que vous vous etiez rangé du côté de ceux qui lui faisoient un crime d’une action honnête.
Je ne connois M. Brissot de Warville que relativement aux choses publiques. On a cherché plus d’une fois a m’inspirer de la defiance contre lui, on ma obligé par la à l’observer avec plus d’attention : je ne suis pas de son opinion sur tous les objets, mais jai toujours vu en lui un bon citoyen, un veritable ami de la liberté, un ennemi de tous les partis qui se forment contre elle de quelque masque quils se couvrent.
J’y ai toujours vu un homme pret à sacrifier ses propres idées au bien de la paix et constamment uni à ceux qu’il regarde comme ayant des vues [1 v] pures et un veritable zele, quelque difference d’opinion quil puisse y avoir entre eux et lui.
Vous voyez Monsieur, que je pense sur la traite et sur la Caisse d’Escompte comme M. Brissot de Warville, mes opinions sur ces deux points sont aussi publiques que les siennes. Il est sans doute tres permis d’en avoir d’opposées, mais il y auroit de la foiblesse a conserver des liaisons avec ceux qui persécutent ces opinions qui en sencurent publiquement les defenseurs ; d’ailleurs quant à la premiere, ceux qui se sont donnés dans quelqu’occasion que ce soit, pour les amis de la liberté, ne sont pas libres d’en avoir un autre ne doivent pas même souffrir d’en être soupconnés.
Jai l’honneur d’être &[c.]
signé Condorcet
P. S. Vous me parlez M. de la modération dun arrêté sur la traite des noirs qui est votre ouvrage ; est-ce relativement aux vils scelerats qui font ce commerce, que vous étes modéré ? Il faut pour cela beaucoup de courage : est-ce à l’égard de ceux qui ont combattu cet abominable usage ? Ils ont droit aux Eloges, et la modération est une injure.