Transcription
Sur la nomination des six administrateurs du trésor public.
Paris, ce samedi matin, 9 avril 1791.
Je n’ai reçu votre lettre, monsieur, qu’hier soir, en rentrant chez moi. Mon article sur la nomination des trésoriers, que vous lirez ce matin dans ma feuille, étoit composé ; je n’y ai pas changé une syllabe : vous y verrez, qu’excepté vous et M. du Tremblay, tout le reste m’a paru détestable1Note de Brissot : Il faut excepter encore, relativement à l’honnêteté M. Lavoysier [sic] ; mais voyez ci-après ce que j’en dis.. Permettez-moi de vous le dire ici franchement, votre probité connue, la finesse de vos vues, la bonté de vos observations, et la dialectique dont vous vous servez dans vos écrits sur les finances, ne me rassurent point. Vous n’avez pas la pratique journalière des détails de la finance ; elle ne s’acquiert point dans l’étude purement spéculative, et si elle a jamais été nécessaire, c’est dans le désordre où sont les opérations du trésor public, c’est dans l’horrible dédale où nous plonge l’amas confus des décrets incohérens et contradictoires ; dédale dont les fripons savent profiter à merveille, s’ils ne rencontrent dans leur chemin quelqu’un qui, habitué à étudier et découvrir leurs trames, puisse les démasquer et arrêter à temps leurs mouvemens : voilà pourquoi j’ai désiré de vous voir adjoindre M. Clavière, qui a la pratique des affaires, et cette constance opiniâtre que rien ne rebute, et cette sagacité qui sait démêler la vérité au travers des enveloppes dont on l’environne, et cette intrépide probité qui n’a jamais la foiblesse de capituler avec les hommes qui cherchent ou des complices, ou des êtres indulgens, paresseux, indifférens et timides… Mais on nomme un agioteur banqueroutier, et on écarte un homme respectable, dont les lumières et l’intégrité sont connues ; parce que, forcé par les opérations de M. Necker à abandonner un commerce rendu très-ingrat par l’effet de ces opérations mêmes, il mit sa fortune et ses espérances dans nos fonds ; parce qu’on l’a remarqué, il y a quatre ans, aux prises avec l’agio-[385] tage, et que les agioteurs, accoutumés à ne jamais supposer à personne qu’un vil intérêt, lui en ont prêté un, pour le courage avec lequel il dévoiloit leurs manœuvres inconnues. Etrange fatalité ! c’est à M. Clavière qu’on doit la découverte de toutes les horreurs de l’agiotage2Note de Brissot : Il est temps enfin d’apprendre au public que tous les ouvrages publiés sous le nom de Mirabeau, contre les diverses compagnies d’agiotage, lui ont été fournis par M. Clavière. Celui qui fit le plus de bruit, connu sous le titre de Dénonciation de l’agiotage, est entièrement de lui, à l’exception de quatre pages d’injures et de contradictions sur la caisse d’escompte., et on l’écarte comme un agioteur !
On lui oppose ce mot, comme la tête de Méduse, et on ne l’oppose pas à M. Huber, et on ne l’oppose ni aux Necker, ni aux Delessart, ni aux Devaine, ni à tous les anciens financiers, tous agioteurs, vraiment coupables par le tranquille parti qu’ils prenoient de moissonner clandestinement avec la faulx des abus ! L’impuissance de l’inimitié pour enfanter des motifs suffisans pour éloigner M. Clavière est telle, qu’un ministre a dit, que la plus forte objection étoit son grand talent même. On n’a pas tant besoin, lui disoit-on, d’un homme à talens.
Et quelle est donc cette grande perfection, ce grand ordre établi dans nos finances ? On n’y voit encore que les tâtonnemens de l’inexpérience dans le cahos. Les économies promises par les assignats n’éprouvent que retards sur retards ; notre numéraire se dévore lui-même par le défaut de talens, et on diroit qu’on le veut ainsi, au soin qu’on prend d’écarter de l’administration l’homme même qui a montré le plus de prévoyance, et qui s’est le plus occupé du genre de méditations dont nos finances ont besoin… Mais je la connois, la vraie raison pour laquelle on l’écarte ; et vous n’êtes pas plus la dupe que moi de ce langage du despotisme passé, lorsqu’il vouloit exclure des places les philosophes… Mirabeau ne cessoit de dire à M. Clavière : Vous êtes tout d’une pièce ; et voilà ce que les ministres n’aiment pas. L’homme inflexible sur les principes, l’homme qui ne sait pas flatter, qui ne peut pas se prêter aux arrangemens, et dont le coup-d’œil est aussi sûr que perçant, est un collaborateur trop incommode.
Le despotisme caché, d’aujourd’hui, n’a l’insolence de tenir ce langage que parce que les patriotes qui ont de l’influence, n’ont pas le courage de le faire rougir, et de soutenir fortement et hautement la cause des talens et du patriotisme… Le choix est fait ; je vous plains d’être en si mauvaise compagnie ; je ne puis pas même m’accoutumer à l’idée que vous y resterez, d’après la dénonciation que je fais d’Huber ; et j’aimerois à vous voir, vous patriote irréprochable, vous servir du besoin qu’on a eu de [386] votre nom, pour faire la loi. Je voudrois que, vous prêtant à une administration inconstitutionnelle, vous cherchassiez du moins une association qui pût ramener aux vrais principes le choix des administrateurs des contributions des citoyens. Je ne doute pas de votre patriotisme ; je sais que vous avez écrit pour prouver que les administrateurs du trésor public ne devoient pas être nommés par un chef héréditaire. M. Clavière a aussi écrit sur le même sujet, et avec force, avec des détails convaincans ; mais ce qui n’a pas déplu chez vous, a déplu sous sa plume, toujours guidée par l’expérience des faits qu’on veut voiler… Les hypocrites ! Ils font valoir leur respect pour la royauté, et les rois malheureux ne s’apperçoivent pas que tous ces ambitieux les jugulent ; qu’il est des choses qu’on ne peut réserver à la royauté que pour son malheur.
J’espère encore que vous demanderez justice de la nomination d’Herber3Lire : Huber
., si vous ne faites pas d’avantage. Rappelez-vous le trait du médecin Mead, qui ne voulut pas entreprendre la guérison d’un tyran, sans avoir obtenu de lui justice pour son ami persécuté, emprisonné. En suivant cette marche d’un homme indépendant, vous obtiendrez justice pour le public, dont on veut confier les deniers entre des mains ineptes ou impures, ou, si vous ne l’obtenez pas, vous donnerez votre démission. C’est ainsi que les hommes irréprochables auront le privilège, dans le nouveau régime, de suppléer la censure du peuple, d’exercer, sur les choix ministériels, cette influence qu’on n’auroit jamais dû lui ravir, de ramener les ministres, si ce n’est à la vertu, du moins à la respecter.