Transcription
[1 r] ce lundi au soir 15 may
Oui assurement, bon Condorcet, il y avoit long tems bien long tems que je n’avois eu de vos nouvelles directement, car comme vous, j’en ai eû tous les jours, aussi je ne me plaignois pas, je ne vous acusois pas, mais je regretois un plaisir, mon dieu oui j’ai souffert, et beaucoup ; j’ai eté frapée de terreur. mon ame ne conoit plus de mouvement moderé, je croyois tout ce que je craignois, et pendant huit jours il y avoit pretexte a tout craindre ; je distinguois pourtant notre ami de la chose publique, mais je tremblois que sa santé ne sucombasse ; oui oui [sic] il leur a appris qu’avec beaucoup de vertus, et |beaucoup| d’esprit, il avoit un grand caracter[e]1La fin de ce mot n’a pas été écrite du fait d’un manque de place sur la page. et une ame aussi forte qu’elevée ; mais ne croyés pas, qu’il ait vaincu tous ses ennemis, mon ami, personne sur la terre ne vaincra les sots et les fripons, on les fait trembler [1 v] quelques fois, mais rien ne les fait taire, si vous entendiés quelles betises, quelles mechancetes remplissent les soupers delicieux de Paris ! Je benis le ciel qui ma fait prendre le parti de me retirer du monde, ce qui m’en revient m’en donne un dégout mortel. Non je n’ai pas ete a la campagne, d’abord par ce que si j’y avois ete j’en serois revenüe pendant ce tems de trouble, je ne voyois pas Mr Turgot, mais javois de ses nouvelles dix fois par jour et elles m’etoient necessaires ; et puis voila le mois de may passé, c’est ce mois que j aurois voulu jouir du bon air, et vivre seule, d’ailleurs j’ai sû que Mr D Alembert me cachoit la peine que je lui faisois, cela m’ote le courage de remplir mon projet [2 r] et il ne deviendroit d’autant plus penible a remplir que je crois votre retour assez prochain. N’est il pas arreté pour le 3 ou le 4 juin ? C’est aujourdhui que Mr de Duras a ete reçu il n’y a qu’une voix sur son discours : court simple, noble et convenable a tous egards, aussi dit on qu’il a ete tres aplaudi ; celui de Mr de Buffon moins mauvais que le dernier, mais voila tout. L’abbé de Lille2Nous rétablissons la majuscule ici, conformément à nos principes d'édition. Cela dit, la véritable graphie de ce nom est Delille
. a lu le chant de Didon qui a ete fort aplaudi ; mais ce qui la ete a l’excès, c’est l’eloge de Bossuet, Mr D Alembert avoit eu l’adresse d’y faire entrer de justes louanges de la lettre de L. de Toulouse a ses curés, et cet endroit a ete saisi avec transport par le public, qui a aplaudi a enfoncer la salle ; je regrette de n’avoir pas <vu> entendu cet homage rendu a un homme de merite, [2 v] qui fait le bien, et avec les vertus de son etat, et avec les lumieres d’un homme d’etat ; c’est le plus beau moment de sa vie, car le public ne le voit point dans le ministere ainsi l’eloge est pur et quoi qu’il arrive, il n’y aura rien |a| y retrancher, tout le monde n’a pas ete si heureux que Mr D Alembert n’est ce pas bon Condorcet ?
Mr de Guibert est malade, il a la fievre tres fort, et presque une inflamation d entrailles, vous croyés bien que son sang est bien près de cette disposition, même en santé. Il n’a pas encore donné son eloge a la censure, le chevalier ne la pas persuadé, mais inquieté et je crois que c’est a tort. Bon soir, Mr D Alembert vous embrasse de tout son coeur, et moi je vous aime comme il vous embrasse.