Transcription
[1 r] Ce mercredi au soir
Mon dieu que je vous trouverois heureux d’avoir quité Paris, si en vous en eloignant vous aviés pu vous separer des pensées et des affections qui troublent votre vie, mais le mal est partout ; et la nature qui vous a doüé d’un grand talent, c’est a dire d’un grand remede pour cette maladie qui s’appelle la vie, vous a donné en même tems une ame active et sensible qui vous detourne et vous enléve a votre talent et qui vous fait sentir et partager les maux de tout ce que vous aimés ; ho ! Il ny a point de repos pour une ame aimante et animée de l’amour du bien, c’est bien certainement la passion la plus malheureuse que puisse avoir un homme en place, et cela ne vous est que trop prouvé ; notre ami [1 v] en sera la victime ; on vous aura mandé tous les troubles de ces jours ci ; on vous aura dit que les revoltes etoient annonçoient [sic] et qu’elles ont eu lieu comme si elles avoient ete imprevues. Notre ami est resté calme dans l’orage, son courage et sa bonne tête ne l’ont point abandonné, il a passé les jours et les nuits a travailler, mais je <meurs de [?]> meurs de peurs [sic] que sa sante ne sucombe a d’aussi violentes secousses : pour moi qui <n’est [?]> n’ai ni son courage, ni ses vertus, je me sens penetrée de tristesse et de terreur ; je crois tout ce que je crains, et je ne pense qu’avec effroi a l’avenir. Le roi a montré dans toute cette affaire beaucoup de sagesse, de bonté et de fermeté. Il a ecrit hier deux lettres a Mr Turgot qui font grand honneur [2 r] a son ame et a son bon esprit ; n’est il pas desolant de voir qu’avec un roi qui veut le bien et un ministre qui en a la passion, ce soit le mal qui se fasse et que la grande partie du public ne veuille que le mal ; oui l’ambassadeur a raison, nous sommes en general de grandes canailles. Bon Condorcet mettés de la moderation dans le ton et une grande force dans les choses : c’est la cause de la raison et de l’humanité que vous deffendés. Gardés vous donc d’employer ce moyen si commun et si foible de dire des injures ; la matiere que vous traités n’est pas suceptible de plaisanteries, ainsi il faut que ce soit la raison et la vertu qui combatent la mechancete1Le manque de place sur la page explique vraisemblablement la non-accentuation de la dernière lettre de ce mot. et l’ignorance ; enfin bon Condorcet ecrivés d’après vos lumieres et d’après votre ame honête et elevée et vous ne nous laisserés rien a desirer. Adieu.
[2 v] Mr d Alembert vous embrasse tendrement.
[Sur l’autre moitié de la page : Adresse et marques postales]